Le droit à léducation, ce nest pas lobligation de devenir académicien. Lécole obligatoire ne forme pas que de futurs professeurs, philosophes ou polytechniciens. Elle ne peut pas préparer chaque élève à des professions que napprendront que ceux qui prendront cette orientation. Mais si tout le monde nest pas médecin, avocat, journaliste ou cultivateur, tout le monde peut par contre être consommateur, électeur, sujet de droit, objet de soins, en charge dune famille, de ses revenus, de sa santé et de son alimentation, de sa manière de sinformer, de voyager, daimer lire ou se promener en forêt. Le « métier de vivre » ne dépend pas de la profession : il est le même ou il peut être le même pour louvrier et le patron. Cest pour cela que lécole simpose à tous les enfants, quelle que soit leur condition.
La formation de base est une fin en soi ; elle prépare à la vie, quelle quelle soit. Certains élèves feront des études longues, dautre pas. La plupart travailleront, mais pourront aussi changer de profession, faire évoluer les métiers, vivre en marge de lactivité salariée, militer dans des syndicats, des partis ou des associations préconisant des modèles économiques contrastés. Les besoins pratiques ne font pas tout, dit lUNESCO : une « tête bien faite », un « esprit éclairé et actif » sont les gages de ce que la loi genevoise sur linstruction publique appelle « la faculté de discernement et lindépendance de jugement », la capacité de « participer à la vie sociale, culturelle, civique, politique et (non seulement) économique du pays ».
Dans un espace pluraliste, lécole ne peut pas préjuger de ce que les élèves vont devenir. Elle doit fournir à chacun les moyens dexercer sa liberté, de « réellement choisir, dit le Prix Nobel Amartya Sen, la vie quil a des raisons de valoriser ». Si lécole est obligatoire, comment y enseigner sans contradiction des savoirs dont certains groupes seraient ensuite seuls à tirer profit ? Et si chaque lobby pose ses conditions, comment éviter lexplosion des attentes, les plaintes sectorielles sur la baisse du niveau, la relégation des élèves ayant le plus besoin dêtre aidés, bref : la confusion des priorités ?
Le Manifeste demande que lon garantisse une culture de base à tous les élèves, pour que les chances de vivre dignement soient égales à lentrée mais aussi au sortir de lécole obligatoire, ce qui est forcément plus exigeant. Plus exigeant pour les maîtres et linstitution, mais aussi pour le reste de la population. Quel mandat donnera-t-elle à son corps enseignant ? Que désignera-t-elle comme vraiment important : le trilinguisme précoce, lécriture rapide, Internet et la flexibilité (besoins de léconomie ?) ; la culture classique, les textes fondateurs et létude disciplinée des humanités (besoins de lacadémie ?) ; un peu tout, pour ne rien oublier ou lire-écrire-compter pour ne plus se disperser ? Inutile de prétendre mesurer le niveau tant que nous n'aurons pas défini ensemble létendue deau.
Nous ne sommes pas daccord avec ceux qui veulent refaire l'école en jouant double-jeu. Reprocher aux programme, les jours pairs leur jusquau-boutisme (« des ambitions démesurées »), les jours impairs leur minimalisme (« le savoir dévalué »), cest brouiller la recherche des priorités et conclure sans craindre la contradiction que la culture quelle culture ? élève les enfants, mais quil faut en écarter ceux qui nont « simplement pas les capacités ». La culture de base nest pas une option. Mieux nous la définirons, mieux nous la garantirons.
Former sans exclure, janvier 2006
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The Possibility of Social Choice, par Amartya Sen (conférence pour la réception du prix Nobel, Stockholm, 8 décembre 1998) La question des inégalités La dignité humaine et laccès aux « capabilités » Avant la choix : la possibilité du choix | pdf
Les sept savoirs nécessaires à léducation du futur, par Edgar Morin (pour l'UNESCO, 1999) - Les principes d'une connaissance pertinente - Démocratie et complexité | html
Définir un socle commun de connaissances pour le XXIème siècle, par Claude Lelièvre (Café pédagogique, 18 mai 2004) - Redéfinir une culture de base - Ce qu'il n'est pas permis d'ignorer | html