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[4] Garantir une culture de base

Le droit à l’éducation, ce n’est pas l’obligation de devenir académicien. L’école obligatoire ne forme pas que de futurs professeurs, philosophes ou polytechniciens. Elle ne peut pas préparer chaque élève à des professions que n’apprendront que ceux qui prendront cette orientation. Mais si tout le monde n’est pas médecin, avocat, journaliste ou cultivateur, tout le monde peut par contre être consommateur, électeur, sujet de droit, objet de soins, en charge d’une famille, de ses revenus, de sa santé et de son alimentation, de sa manière de s’informer, de voyager, d’aimer lire ou se promener en forêt. Le « métier de vivre » ne dépend pas de la profession : il est le même – ou il peut être le même – pour l’ouvrier et le patron. C’est pour cela que l’école s’impose à tous les enfants, quelle que soit leur condition.

La formation de base est une fin en soi ; elle prépare à la vie, quelle qu’elle soit. Certains élèves feront des études longues, d’autre pas. La plupart travailleront, mais pourront aussi changer de profession, faire évoluer les métiers, vivre en marge de l’activité salariée, militer dans des syndicats, des partis ou des associations préconisant des modèles économiques contrastés. Les besoins pratiques ne font pas tout, dit l’UNESCO : une « tête bien faite », un « esprit éclairé et actif » sont les gages de ce que la loi genevoise sur l’instruction publique appelle « la faculté de discernement et l’indépendance de jugement », la capacité de « participer à la vie sociale, culturelle, civique, politique et (non seulement) économique du pays ».

Dans un espace pluraliste, l’école ne peut pas préjuger de ce que les élèves vont devenir. Elle doit fournir à chacun les moyens d’exercer sa liberté, de « réellement choisir, dit le Prix Nobel Amartya Sen, la vie qu’il a des raisons de valoriser ». Si l’école est obligatoire, comment y enseigner sans contradiction des savoirs dont certains groupes seraient ensuite seuls à tirer profit ? Et si chaque lobby pose ses conditions, comment éviter l’explosion des attentes, les plaintes sectorielles sur la baisse du niveau, la relégation des élèves ayant le plus besoin d’être aidés, bref : la confusion des priorités ?

Le Manifeste demande que l’on garantisse une culture de base à tous les élèves, pour que les chances de vivre dignement soient égales à l’entrée mais aussi au sortir de l’école obligatoire, ce qui est forcément plus exigeant. Plus exigeant pour les maîtres et l’institution, mais aussi pour le reste de la population. Quel mandat donnera-t-elle à son corps enseignant ? Que désignera-t-elle comme vraiment important : le trilinguisme précoce, l’écriture rapide, Internet et la flexibilité (besoins de l’économie ?) ; la culture classique, les textes fondateurs et l’étude disciplinée des humanités (besoins de l’académie ?) ; un peu tout, pour ne rien oublier… ou lire-écrire-compter pour ne plus se disperser ? Inutile de prétendre mesurer le niveau tant que nous n'aurons pas défini ensemble l’étendue d’eau.

Nous ne sommes pas d’accord avec ceux qui veulent refaire l'école en jouant double-jeu. Reprocher aux programme, les jours pairs leur jusqu’au-boutisme (« des ambitions démesurées »), les jours impairs leur minimalisme (« le savoir dévalué »), c’est brouiller la recherche des priorités et conclure sans craindre la contradiction que la culture – quelle culture ? – élève les enfants, mais qu’il faut en écarter ceux qui n’ont « simplement pas les capacités ». La culture de base n’est pas une option. Mieux nous la définirons, mieux nous la garantirons.

Former sans exclure, janvier 2006

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The Possibility of Social Choice, par Amartya Sen (conférence pour la réception du prix Nobel, Stockholm, 8 décembre 1998) – La question des inégalités – La dignité humaine et l’accès aux « capabilités » – Avant la choix : la possibilité du choix | pdf

Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, par Edgar Morin (pour l'UNESCO, 1999) - Les principes d'une connaissance pertinente - Démocratie et complexité | html

Définir un socle commun de connaissances pour le XXIème siècle, par Claude Lelièvre (Café pédagogique, 18 mai 2004) - Redéfinir une culture de base - Ce qu'il n'est pas permis d'ignorer | html