La chasse aux sorcières est ouverte...

Le Temps, 5 octobre 2006
Jean-Paul Bronckart, Genève

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Le succès des deux initiatives genevoises relatives aux notes requiert indiscutablement que la situation ainsi créée soit examinée avec sérieux et sans complaisance, en particulier pour ceux qui, comme le signataire, se sont impliqués dans les réformes engagées depuis une trentaine d'années par les autorités scolaires de l'ensemble des cantons romands. Mais comme l'illustre l'article de Jacques-André Haury publié le 3 octobre dans le Temps, ce à quoi l'on assiste depuis quelques jours, c'est à une entreprise de dénigrement systématique, à une exigence de " déboulonnage ", et à l'ouverture d'une chasse à ces pédagogues-sorciers d'où viendrait tout le mal ; et ce avec une argumentation qui se borne à reproduire les idées " carrées ", les approximations et les mensonges délibérés qui ont caractérisé la campagne électorale genevoise et qui expliquent, au moins en partie, son résultat.

L'école réformée est un échec ! Slogan facile, porteur en ces temps blochériens, mais qui est aussi proprement mensonger ! Médecin, Monsieur Haury devrait savoir que pour poser un tel diagnostic sur la situation, il conviendrait de comparer, sérieusement et données en main, les résultats " d'avant " et les résultats actuels. Mais il est évidemment bien plus commode d'affirmer, comme une évidence non discutable, que " le niveau se dégrade ", en particulier dans le domaine du français, qui serait une " branche sinistrée ".

Il convient d'abord de rappeler que, si des réformes ont été engagées dans l'ensemble des pays occidentaux dans les décennies d'après-guerre, c'était pour lutter contre un échec scolaire alors massif et ressenti comme insupportable par le corps social, notamment parce qu'il frappait essentiellement les enfants des couches les plus défavorisées ; et en ce domaine, l'école réformée, en mettant en œuvre ses méthodes " constructives ", a indiscutablement réduit (sans la faire disparaître certes) la discrimination scolaire.

S'agissant du niveau de français, les deux citations qui suivent devraient beaucoup plaire à Monsieur Haury. 1) " Dans une ville comme Genève où les pédagogues pullulent, il est extraordinaire de constater le peu d'importance qu'on donne à l'enseignement de la langue maternelle. Les enfants des écoles sont gavés de notions grammaticales, historiques et techniques, mais ils ne savent pas s'exprimer. Je veux dire [qu'ils] parlent un effroyable charabia, mêlé d'argot genevois, d'argot parisien, de termes impropres, de termes fabriqués par eux-mêmes ". 2) " La crise du français a épuisé déjà plus d'un écritoire et mis les typographes sur les dents. […] L'idée directrice des détracteurs de notre Faculté des lettres semble nette et simple […] la crise de la culture classique, la crise du français ont pour cause primordiale, pour cause quasi unique " l'esprit de la Nouvelle Sorbonne ". C'est sous l'influence néfaste et despotique de "quelques maîtres éblouis d'un double mirage, le mirage de la science germanique et le mirage d'un idéal démocratique mal entendu" que la crise a éclaté ". Le premier diagnostic a été posé par Robert de Traz dans un numéro du Journal de Genève de 1929, et le second est extrait d'un article publié en 1911, à Paris, dans la Revue pédagogique. Les diagnostics de la même veine sont légions, et de fait " atemporels " : ils montrent que certains adultes stigmatisent régulièrement le " niveau " des générations montantes, sans le moindre examen comparatif sérieux, et bien sûr sans douter le moins du monde de leurs propres compétences. Et pourtant, leurs parents disaient d'eux exactement la même chose que ce qu'ils disent aujourd'hui de leurs enfants ! Si ces diagnostics avaient le moindre fondement, si de générations en générations le niveau de français se dégradait à ce rythme, il ne devrait plus exister aujourd'hui de locuteurs francophones dignes de ce nom. Certes, l'Ecole peut et doit mieux faire, en ce domaine comme en d'autres. Certes aussi, des erreurs ont pu être commises dans la mise en place de certaines réformes : seuls ceux qui ne se sont pas engagés dans ce difficile travail peuvent prétendre à l'omniscience et braire au scandale sur le bord de la route. Il y a donc lieu de continuer de débattre et de travailler pour accroître l'efficacité de l'enseignement ; c'est ce qu'ont fait avec courage et détermination l'ensemble des enseignants et des formateurs qui se sont engagés dans les réformes. Et s'il se confirme que les pédagogues que nous sommes doivent en définitive être considérés comme des sortes de " malfaiteurs ", que l'on reprenne donc les pratiques d'antan (que les prédécesseurs de Monsieur Haury dénonçaient avec la même hargne), et que se reproduise ad nauseam le cycle insatisfaction -> réforme -> rejet.

Selon Monsieur Haury, les études internationales confirmeraient que " plus le système scolaire est envahi par la nouvelle pédagogie, plus le niveau baisse ". Affirmation à nouveau simplement mensongère ; les résultats des enquêtes PISA ont constitué le détonateur de l'insatisfaction genevoise, mais ces mêmes enquêtes montrent sans discussion possible que les pays obtenant les meilleurs résultats (l'exemple le plus net est celui de la Finlande) sont ceux dans lesquels les réformes relatives à la structure des classes, aux notes et au redoublement ont été effectuées le plus tôt et sont définitivement installées. Et que Monsieur Haury veuille bien nous donner les références précises des " études " qui montreraient le contraire et confirmeraient ses dires. 

Lorsqu'on a subi la campagne engagée par Arle et une partie de la droite genevoise depuis deux ans, on peut avoir le sentiment que tous les contre-arguments qui viennent d'être évoqués sont en fait bien inutiles : lorsque la société va mal (c'est bien le cas), il faut trouver des coupables (l'Ecole et les pédagogues) et les brûler. Monsieur Haury a choisi de brûler Piaget, et les raisons qu'il invoque pour ce faire sont proprement effarantes.

Piaget aurait été un révolutionnaire, ami de Henri Wallon. Double sottise. Piaget était, au plan sociopolitique, un vrai conservateur, qui aurait beaucoup plu à Monsieur Haury, et il s'est fermement opposé à Henri Wallon, parce que ce dernier mettait, contrairement à lui, l'accent sur les conditions sociales réelles (et notamment scolaires) de la construction des connaissances.

Piaget n'a jamais, lui-même, proposé de programmes ou de méthodes pédagogiques, au sens technique de ces termes : sa théorie du développement porte en effet, comme l'indique Monsieur Haury, sur les " apprentissages naturels " et non sur les " apprentissages scolaires ", et en matière d'éducation, il s'est borné à indiquer des orientations générales qui seraient conformes à sa théorie. En réalité, cette théorie ne peut être directement appliquée en classe ; la mise en place des situations d'apprentissage scolaire doit tenir compte d'autres facteurs, ayant trait notamment à la nature de la matière enseignée et aux conditions de fonctionnement des classes : tout formateur sait cela, et depuis longtemps. L'affirmation selon laquelle " on entend [les pédagogues] répéter mot pour mot les paroles de Piaget […] comme une secte qui réciterait les paroles du maître sans les remettre en question " relève donc de l'affabulation la plus pure, et il serait peut-être temps que les accusateurs, plutôt que d'inventer la réalité, consentent à venir voir ce qui s'enseigne réellement dans les institutions de formation des maîtres, et à analyser la place réelle qu'y prennent les multiples et diverses références théoriques.

Enfin, affirmer que les écoles publiques devraient être " libérées de la domination des disciples qui citent le maître pour s'épargner la réflexion " est une insulte délibérée à tous les enseignants et formateurs qui ont tenté d'assurer la mission qui leur était conférée par l'Etat. Une insulte de plus certes, quasi banale par les temps qui courent : la mode est aux braillards, aux idées simples et à la délation…

Brûlez donc Piaget, Monsieur Haury, opposez votre puissance de réflexion (votre article en est un lumineux exemple) à la sottise et à l'incompétence des pédagogues ; chassez les sorcières si cela vous fait du bien. Mais qui peut vraiment croire que c'est de cette manière que nous pourrons faire face aux enjeux de l'éducation actuelle, dans la société telle qu'elle est ?