Aucun consensus mou ne viendra à bout de l'échec scolaire

Le Temps, 18 septembre 2006
Philippe Perrenoud, Genève

---

Les Genevois voteront le 24 septembre sur l'école primaire et notamment sur les notes et les degrés. La difficulté des Genevois à trouver un consensus amuse les autres cantons. Qui sait, cet épisode conduira peut-être les donneurs de leçons du bout du lac à fermer leur «grande gueule» durant un temps...

Qu'on prenne garde au fait que ce qui se joue à Genève concerne toute la Suisse et les sociétés comparables. L'enjeu est de dépasser une tension entre démocratie et cohérence. L'école est l'affaire de tous. Mais aucun consensus mou ne viendra à bout de l'échec scolaire. Un système éducatif qui résulte d'un compromis médiocre est condamné à une relative inefficacité.

Contrairement à ce qu'on entend, le niveau monte. Jamais dans l'histoire il n'y a eu autant de gens instruits. Mais nos sociétés sont devenues exigeantes. Si un élève sur cinq sort de la scolarité obligatoire brouillé avec la langue écrite, cela veut dire que quatre sur cinq ont appris à lire et écrire. Donc que l'école a réussi à instruire des enfants venant non seulement des classes favorisées, mais des classes moyennes et en partie des classes populaires. Pourtant, cela ne nous suffit plus, et pour de bonnes raisons. Un souci de démocratie et d'égalité. Un souci de citoyenneté. Un souci de modernité et de compétitivité.

Tous les gens de bonne volonté, par éthique et par intérêt bien compris, souhaitent une école juste et efficace. Une école juste parce qu'efficace pour tous. Non pas pour 50%, ni même 80%, mais pour 100%. Ceux qui pensent encore qu'il est dangereux d'instruire le peuple n'ont rien compris à l'économie de la connaissance dans les sociétés postindustrielles et le mode de la globalisation. Ils raisonnent comme au XIXe siècle. Contre cette «pensée» archaïque, les «modernes» pensent que notre démocratie a besoin d'instruire chacun. Mais ils se divisent sur les méthodes.

Notes ou pas notes ? Cycles ou degrés ? Constructivisme ou méthode transmissive? On peut en débattre. Mais nos démocraties sont confrontées à deux problèmes:

Ces dilemmes, nous les rencontrons dans le domaine de l'écologie, de l'énergie, de l'économie, de la santé, de l'aménagement du territoire, de la sécurité du logement, mais aussi de l'enseignement.

Je ne plaide pas pour un gouvernement des experts: les finalités appartiennent au politique, aussi bien que l'arbitrage à propos des moyens et des limites éthiques. Mais en quoi les députés sont-ils compétents pour juger de la façon dont les enfants apprennent (cf. le débat sur le constructivisme), de la manière de réguler les apprentissages (cf. le débat sur l'évaluation formative) ou de les planifier sur plus d'un an (cf. le débat sur les cycles) ? Est-il raisonnable que des gens qui n'y connaissent rien érigent leur ignorance en vertu, voire en signe de supériorité sur les professionnels et les experts ?

En médecine, en ingénierie, en génétique, en informatique, chacun ne prétend pas savoir comment les choses se passent. Pourquoi le sens commun triomphe-t-il en éducation ? Certes, les sciences sociales et humaines n'ont pas fait le tour de tous les problèmes, mais le mépris dans lequel on les tient n'honore pas la Suisse.

Pour l'exposition nationale de 1964, on avait commandé au sociologue Luc Boltanski une étude sur «Le bonheur suisse». L'image que son enquête donnait de la Suisse était assez déconcertante. Le pays avait changé. À l'émission Table ouverte, le conseiller fédéral Georges-André Chevallaz avait ridiculisé Boltanski en opposant à son enquête sa connaissance intime du pays. Cette arrogance du sens commun n'a pas disparu.

Autre problème: le compromis. On ne lutte pas contre l'échec scolaire avec des demi-mesures, des politiques qui, pour ne déplaire ni à la gauche ni à la droite, ni aux anciens ni aux modernes, n'ont finalement aucune cohérence. Instaurer des cycles qui n'en sont pas vraiment. Garder des notes en faisant comme si elles pouvaient être formatives. Espérer qu'un patchwork de pédagogies contradictoires aura des effets.

Tel est le défi des démocraties face à la complexité du monde: construire un consensus sans renoncer à la rigueur et à la cohérence. La rénovation genevoise a tenté à la fois de s'appuyer sur la recherche et de développer une approche systémique et cohérente de la lutte contre l'échec scolaire. Le refus de cette rénovation serait une victoire du sens commun et du compromis boiteux. Un de ces autogoals dont nos sociétés ont le secret !