Évaluation: revenons à l'esprit des lois

La Tribune de Genève, 15 février 2006
Philippe Perrenoud, Genève

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Un législatif qui penche à droite, un gouvernement à gauche: que va-t-il sortir de cette cohabitation à la Genevoise? Va-t-elle renforcer la tendance du Grand Conseil à se substituer au Conseil d'Etat en adoptant des lois qui ressemblent à des règlements? Ou cette situation rendra-t-elle au parlement sa fonction: définir de grandes orientations, un cadre législatif clair et sobre et laisser le gouvernement faire son travail?

En droit, l'idée est simple: la Constitution énonce de grands principes, la loi les met en forme et le règlement entre dans le détail. Une Cour suprême pourrait invalider une loi qui se perdrait dans des détails. À défaut d'une telle régulation, le Grand Conseil genevois pourrait résister à cette tentation. Hélas, il y succombe depuis longtemps. C'est ainsi que Genève est le seul canton suisse dans lequel l'introduction du "processus de Bologne" (substituant des bachelors et des masters aux licences) exige une modification de la Loi sur l'université!

La tendance s'accentue lorsqu'il y a tension entre les propositions du Conseil État et la majorité du Grand Conseil. Le débat sur les notes à l'école en est un exemple frappant. L'initiative lancée par ARLE, pour contrer l'usage que fait le Conseil d'Etat de l'espace que la législation actuelle lui laisse, veut figer les degrés et les notes dans la loi.

A ce train-là, on mettra bientôt dans la loi la durée des récréations, la manière de regrouper les pupitres et le sens dans lequel effacer le tableau noir. A quand une loi sur la santé qui fixerait la graduation des thermomètres et l'heure à laquelle prendre la température?

Bien entendu, lorsque les options de l'Exécutif ne sont pas comprises ou acceptées, il importe de pouvoir lui demander de s'expliquer, voire de proposer une motion. Déposer une initiative pour inscrire dans la loi des modalités qui relèvent du règlement ou de l'autonomie des professionnels est une dérive du contrôle démocratique. Dommage que le Grand Conseil soit entré dans ce jeu, accroissant la confusion des rôles et des niveaux.

Notre société dit vouloir des enseignants professionnels, responsables, innovateurs, ce qui suppose une forme de confiance et d'autonomie. Mais chaque fois que ces dernières pourraient être renforcées, elles sont au contraire affaiblies. Comme si les professionnels ne savaient pas ce qu'ils font! Notre société dit vouloir assouplir les procédures, débureaucratiser l'Etat, mais à la première occasion concrète, elle fait l'inverse!

Peut-être serait-il temps de se ressaisir. La Loi sur l'instruction publique pourrait se contenter de dire, par exemple:

1. Tout au long de l'enseignement enfantin et primaire, l'évaluation est formative, son rôle est d'optimiser les apprentissages.

2. Les parents sont régulièrement informés des progrès de leur enfant dans son développement et ses apprentissages, le cas échéant des obstacles ou difficultés qu'il rencontre et des mesures envisagées.

3. En fin de cycle, chaque objectif d'une certaine importance fait l'objet d'un bilan exprimé par un code et des commentaires qui indiquent le degré d'atteinte de l'objectif évalué.

4. Chaque objectif est évalué séparément, sans qu'il y ait lieu de combiner ou de pondérer les évaluations relatives à des objectifs différents.

5. Des bilans intermédiaires sont établis selon les mêmes modalités à la fin de chaque année scolaire.

6. Le règlement de l'enseignement primaire définit les codes, les procédures, la forme et la périodicité des bulletins scolaires et fixe la marge d'autonomie des établissements et des enseignants.

Une telle loi énoncerait des orientations générales, largement suffisantes: référence aux objectifs, aide à l'apprentissage, transparence, équité, droit des parents. Il appartiendrait à l'administration scolaire, en concertation avec la profession, d'adopter des règles plus précises et de fixer le degré d'autonomie des établissements et des enseignants en la matière.

Le Grand Conseil donnerait ainsi un message clair, indiquant qu'il ne veut pas faire à cent, sans en avoir le temps et les moyens, le travail exécutif que le Conseil Etat est censé faire au jour le jour. Le détournement du débat sur les notes à des fins électorales n'a pas lieu de se poursuivre, revenons à l'esprit des lois.