Figer l'école pour l'améliorer : un Kafka d'or pour l'Hebdo !

L'Hebdo, 23 juin 2005 | version pdf
Olivier Maulini et Bernard Riedweg, Genève

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Le Forum des 100 veut changer la Suisse romande, " bousculer les frontières mentales ", stimuler la créativité et l'innovation. Il s'en remet pour cela aux leçons de Luc Ferry, philosophe, ex ministre de l'éducation, " qui a ravi son auditoire ", dit l'Hebdo.

Quels changements préconise Monsieur Ferry ? Quelle école nous fera prospérer, selon lui ? Une école " conservatrice ", plus proche du " charisme fascisant " que d'une " idéologie démocratique " mal compatible avec l'instruction des enfants... " Les maîtres écoutent trop leurs élèves, ils négocient avec eux les règles d'orthographe, ils leur demandent ce qu'ils souhaitent apprendre, comment voulez-vous qu'ils les aident à grandir ? ", c'est l'essentiel du raisonnement. Luc Ferry veut le progrès par la régression : il invente des pratiques décadentes pour mieux vendre le retour aux méthodes d'antan. On frémit devant l'alternative : innover est laxiste, vive le retour aux sources, au pas de l'oie pour être exigeant !

Non, ce n'est pas ravissant. C'est infondé et contre-productif, certainement. Bien sûr qu'il faut que les enfants disent " bonjour " et " merci " devant les gens. Mais ce qui vaut pour l'éducation ne suffit pas pour l'instruction. Respecter une vieille dame, ce n'est pas respecter le théorème de Pythagore ou l'accord du participe passé. À l'école, il faut comprendre les règles pour les appliquer. À quoi bon réciter par cœur que " le carré de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux côtés de l'angle droit " si l'on ne sait ni démontrer l'équation ni en faire usage pour résoudre des problèmes ? En laissant entendre que les élèves en difficulté sont juste insolents et mal éduqués, Luc Ferry sème la confusion : il fait croire que l'être humain rêve d'être ignorant, que PISA mesure des taux d'obéissance et qu'on lutte contre l'échec scolaire en mal notant et reléguant les récalcitrants. Il fait rimer hausse du niveau avec exclusion des plus faibles et refus de tout changement.

Notons qu'il n'est pas seul. Récemment interrogés par l'Hebdo, les Suisses s'indignent que leur école fasse moins bien que celle des Scandinaves, mais 70% d'entre eux " préfèrent [quand même] le système actuel ". Ils trouvent surtout qu'il n'y a " pas assez de discipline " dans les classes, ce qui fait conclure Marie-Hélène Miauton : " Fini de jouer ; au travail ; et silence dans les rangs ! ". Comprenez : 1. Pour les sondés, les maîtres préfèrent la libre conversation et le chahut généralisé à l'enseignement du français. 2. Peut-être que ce n'est pas vrai, mais peu importe puisqu'il faut d'abord rassurer la population. " Le peuple veut de l'ordre, mettez-en ! " Tant pis si le problème est ailleurs : en démocratie une majorité qui se trompe a quand même raison...

Sauf bien sûr si le quatrième pouvoir assume sa fonction. L'Hebdo pourrait consulter mais surtout informer ses lecteurs, faire la part des réformes bien menées et de celles qui restent à réaliser. Il pourrait montrer que les cantons romands utilisent depuis trente ans les mêmes livres, que les mathématiques modernes, par exemple, les placent en haut des classements, davantage à Fribourg qu'à Genève qui ne scolarisent pas comme on sait les mêmes populations. Au lieu de cela, le raisonnement tourne en rond : plus le peuple s'inquiète, plus on dit que les maîtres ont failli, ce qui ne rassure personne et appelle la défiance, le repli, la paralysie. Résultat : nous nous mentons à nous-mêmes en figeant ce qu'il faudrait changer, en revenant à des procédés - le redoublement, les filières séparées - que les Finlandais ont depuis longtemps reniés. La première proposition du Forum des 100, c'est d'" attribuer un Kafka d'or pour dénoncer les procédures lentes et tortueuses qui noient l'innovation. " Lauréat 2005 : l'Hebdo ?