Reléguer pour mieux former ? Un échec programmé

La Tribune de Genève, 13 juin 2005 | version pdf
Mitsuko Kondo Oestreicher et Olivier Maulini, Genève

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C'est un paradoxe. L'Association refaire l'école (ARLE) a passé quatre ans à déqualifier le travail des enseignants, leur manière de conduire et d'évaluer les apprentissages des élèves. Elle a convaincu les partis de l'Entente de renier une réforme dont ils saluaient dix ans plus tôt - lorsque Martine Brunschwig Graf l'a lancée - la " qualité ", le " courage politique " et la " nécessité ". Et maintenant que la confusion est totale, que les journaux reprochent aux enfants de la Jonction de ne pas vivre au Moléson, que des députés veulent restaurer l'autorité des maîtres en leur apprenant leur métier, ceux qui ont mis le feu aux poudres se mettent à dire que l'initiative qu'ils maintiennent ne va rien arranger. La " paix scolaire " est peut-être pour demain. L'échec scolaire, lui, ne s'en portera pas moins bien.

L'initiative " pour le maintien des notes à l'école primaire " propose deux choses : des degrés annuels que chaque élève doit passer ou redoubler en fonction de ce qu'il sait ; des travaux notés le plaçant au-dessus ou au-dessous d'une " claire, juste et exigeante " moyenne chiffrée. Le problème, c'est que cette méthode a 400 ans, et que les pays pédagogiquement avancés y ont renoncé depuis longtemps par souci d'efficacité. Dans la Tribune de Genève du 7 juin, François Truan, président de l'ARLE, admet que le redoublement ne peut tout compte fait " pas se généraliser ". Si un élève ne sait pas lire, il faut l'aider, lui fournir un soutien personnalisé, l'intégrer dans un groupe de besoin pour qu'il puisse le plus rapidement possible raccrocher. À quoi bon lui faire répéter ce qu'il a compris - le programme de calcul, d'éducation physique et de géographie - si c'est en français qu'il doit de toute urgence progresser ? Monsieur Truan est d'accord avec le " travail ciblé ", mais il craint les " problèmes d'organisation ". Comprenez : il y a mieux que les degrés ; ce sont des cycles longs, un suivi rapproché, des cheminements différenciés vers des objectifs clairement hiérarchisés. C'est évident : un contrôle et des ajustements permanents sont plus justes et plus efficaces qu'une fois par an.

Mais si l'école se fixe vraiment cette priorité, si elle se dit comme les pays scandinaves qu'il est insensé de contraindre un mauvais lecteur à ne pas s'occuper d'abord de ce qui ne cesse de le pénaliser, alors à quoi bon calculer des moyennes et noter les erreurs passées ? 2 à l'automne, 3 en hiver et 5 au printemps, est-ce 3,3 pour l'année ou 5 tout bien pesé ? François Truan ne nie pas que la " capacité finale " devrait seule être déterminante : il dit que c'est pris en compte par les dérogations. Mais une dérogation, est-ce clair, juste, exigeant ? Ou est-ce confus, arbitraire, le comble de l'approximation ? La note ne mesure rien : elle classe les enfants. Des 2, des 4 et des 6, il y en avait hier autant qu'aujourd'hui ; on en trouve à Fribourg comme à Lancy. Que nous montre cette batterie de chiffres des savoirs objectivement acquis ? L'ARLE dit elle-même que le barème est un trompe-l'œil, puisque la règle du jeu, c'est que le niveau peut monter ou baisser à l'envi, la moyenne de la classe reste toujours et partout quatre et demi… Où sont les standards et l'égalité que les initiants ont promis ? Il faut sortir de cette ambiguïté et permettre à chaque élève et à ses parents de " mesurer l'écart effectif qui le sépare de l'objectif ". Le même objectif pour tous, quel que soit son quartier, ses voisins, ce que sait ou ignore l'écolier d'à côté. Plus de classements, plus de moyennes : des attentes explicites et un compte à rebours systématisé. " Nous n'avons aucune obsession sur les notes ", conclut François Truan. L'essentiel, ce sont des programmes " pas trop ambitieux " et " bien structurés ". Le contraire, selon lui, de ce que préconisent les manuels romands depuis des années.

On ne sait plus trop bien si l'initiative est allée trop loin ou si au contraire elle n'a fait les choses qu'à moitié. Pour comprendre, essayons de résumer :

1. Le redoublement et la note ne feront pas monter le niveau. Ce sont de fausses bonnes idées qui avaient jadis leur fonction (classer, sélectionner), mais qui font aujourd'hui plafonner la lutte contre l'exclusion. Des objectifs clairs, une évaluation qui mesure les écarts avec précision, une organisation plus souple et différenciée sont au contraire à développer. C'est vrai que ce n'est pas facile, mais renoncer serait démissionner. Si elle passe, l'initiative empêchera cette évolution, cette nouvelle organisation. Elle ramènera l'école genevoise en deçà de la Rénovation. À suivre Monsieur Truan, le retrait du texte et des contreprojets qui lui ressemblent est la seule option.

2. L'important, c'est la progression de chaque élève, pas sa " juste " élimination. " Peu importe le redoublement, disait André Duval, membre d'ARLE, récemment, ce qui compte, c'est qu'un plan d'études annuel rythme la progression. ". " Peu importe l'évaluation, dit à son tour François Truan, l'essentiel c'est que tout le monde apprenne le même verbe en même temps. " Voilà qui offre deux solutions. Premièrement, faire voter le peuple pour qu'il dise aux maîtres, non plus comment noter, mais dans quel ordre aborder l'imparfait, le passé simple et le passé composé des verbes irréguliers. Deuxièmement, laisser faire les professionnels, y compris s'ils estiment qu'en conjugaison comme ailleurs, les itinéraires doivent se diversifier pour tenir vraiment compte des difficultés. Il est vrai que les manières d'enseigner ne font pas entre experts l'unanimité : mais demander à la politique d'arbitrer ce débat d'initiés, est-ce un gage de démocratie ou une confusion des responsabilités ?

3. L'école romande n'est ni le problème ni la solution. Cela fait trente ans que les programmes et les moyens d'enseignement dont se plaint ARLE sont coordonnés à ce niveau. Mathématiques modernes, enseignement rénové du français, allemand précoce, méthodes de lecture, d'écriture ou de calcul : soit les cantons ont ensemble raison, soit c'est ensemble qu'ils se trompent. Comment monter quelques uns en épingle et dire en même temps qu'il n'y a que des " dégâts " dans le plan cadre romand ? Comment mettre l'écart entre villes et campagnes sur le compte des réformes, alors que les livres sont les mêmes partout et que Genève et Lausanne ont à peine esquissé une innovation dont PISA montrera (ou ne montrera pas) les effets dans dix ou vingt ans ?

Ce qu'il faut retourner, c'est le raisonnement en entier. Si la note et le redoublement ne comptent pas vraiment, c'est qu'autre chose est en train de se jouer. Quelque chose de plus important. ARLE le dit d'ailleurs : elle ne rejette pas tel ou tel changement, mais l'ensemble du mouvement, ce qu'elle appelle la " réformite ", la " fuite en avant ". Sa thèse, c'est que chaque innovation crée le problème qui justifie la suivante, et ainsi de suite jusqu'à l'effondrement. Si c'est vrai, cela fait peur, évidemment. Mais c'est faux et facile à démonter. Finalement, qui s'est emballé ?

Disons - simple hypothèse - que les maîtres ne sont pas des écervelés. À Bulle comme à Vernier, ils font tout pour qu'apprennent les enfants, y compris modifier une méthode de temps en temps. Ils ne s'y prennent pas si mal puisque la Suisse fait partie, en mathématiques par exemple, des pays d'Europe les mieux classés. En lecture, nous avons de quoi progresser, en particulier dans les grandes cités où la population, la langue maternelle des élèves, leur rapport au livre et à l'enseignement - et pas l'agitation des maîtres ! - sont les causes depuis longtemps avérées des écarts constatés. Dire que les instituteurs genevois créent les problèmes dont ils ne font qu'hériter, c'est une imposture qui a bien assez duré. D'abord, c'est injuste : reproche-t-on au médecin de quartier les joues roses des enfants des prés, ou respecte-t-on son travail, sa spécificité, la dignité des familles qui se fient à ses compétences et résistent avec lui à la précarité ? Ensuite, c'est dangereux : si chaque fois que bouge un canton romand, on répète contre toute logique qu'il fait pire qu'hier et moins mal que demain, ils doivent tous s'empresser de régresser et fuir en arrière à chaque avancée des Finlandais. PISA 2030 n'est pas publié, mais l'ARLE aura finalement ce qu'elle voulait. L'échec est plus que probable : rigoureusement programmé.