Deux visions de l'école

La Tribune de Genève, 7 juin 2005
Jean-François Mabut

L'association "Former sans exclure" est née le 24 avril. Son manifeste (www.manifeste2005.org) milite pour une école progressiste sans note.

Ce même 24 mai, la majorité parlementaire a concocté un projet de loi, très proche de l'initiative de l'Arle, qui maintient les notes à l'école primaire.

Chaque camp prétend détenir la solution: les uns pour garantir, les autres pour redresser la qualité de l'enseignement pour tous.

Débat opposant François Truan, enseignant au collège, président de l'Association refaire l'école (Arle) - 28 000 citoyens ont signé l'initiative de l'Arle sur les notes en 2003 -, et Ivan Schmidt, enseignant à l'école d'ingénieur, coprésident de l'Association "Former sans exclure", défenseur de la rénovation et de l'hétérogénéité des classes.

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[Extraits]

François Truan. - Nous serons sûrement d'accord pour vouloir tous la meilleure école possible. La plus démocratique aussi.

Ivan Schmidt. - Il y a en effet convergence sur les buts généraux et abstraits. Nos divergences sont profondes sur les moyens.

(...)

Schmidt. - Notre association ne défend pas tel ou tel système pédagogique. Elle estime que 100% des élèves de 15 ans peuvent atteindre un certain niveau sans exclusion ni sélection ou redoublement durant la scolarité obligatoire et que l'évaluation doit porter sur ce que les élèves apprennent. Elle n'a donc pas pour but de les sélectionner ou de les catégoriser.

Vouloir que tous les élèves réussissent, n'est-ce pas baisser la barre des exigences?

Schmidt. - Pas du tout. Le but est de concentrer les efforts sur les élèves en difficulté, pour que, sans abaisser les exigences, tous parviennent au but fixé. C'est une question de moyens. C'est aussi un défi pour l'école de trouver l'organisation et les outils pédagogiques adéquats.

Truan. - Tout le monde ne peut pas sauter un mètre quatre-vingts. Tout le monde ne peut pas atteindre la même somme et la même base de savoir à 15 ans. Ce que vous défendez - la rénovation au primaire et l'hétérogénéité complète des classes au Cycle - est un rêve. Dois-je rappeler que, bien avant que l'ARLE n'existe, le peuple avait refusé le tronc hétérogène en 7e? Quand donc vous mettrez-vous à l'écoute des citoyens? La nouvelle grille horaire que le directeur du Cycle, sur ordre de la magistrate libérale, a imposée consacre chaque année un peu plus d'hétérogénéité dans les classes. Résultat, davantage d'élèves sont largués et sont refusés partout à la sortie de l'école obligatoire. Actuellement quatre cents élèves sont ainsi en attente, abandonnés à des compléments de formation qui ne signifient plus rien pour eux. N'est-ce pas la faillite d'un système? L'exclusion, elle n'est pas dans les sections que vous combattez, elle est dans ces malheureux élèves sans perspective.

Schmidt. - Il aurait fallu pouvoir sortir avant et ponctuellement ces élèves en difficulté pour leur permettre de raccrocher au train de la classe.

(...)

Truan. - Voilà 25 ans qu'on a imposé le français rénové. Les dégâts se mesurent jusque chez les enseignants actuels qui maltraitent la syntaxe et ne savent pas l'orthographe. Les MERM - Moyens d'enseignement romands des mathématiques - suivent le même chemin. Bras armés du Pecaro, ces MERM suppriment toutes structures d'apprentissage, tout entraînement, tout drill systématique. Il faut revenir à des programmes moins ambitieux et plus structurés et imposer le des redoublements si l'élève n'atteint pas le niveau requis.

Schmidt. - Et vous croyez vraiment que c'est une bonne solution?

Truan. - D'après M. Beer, oui, puisqu'il prône désormais le redoublement au C.O.

Schmidt. - Il l'autorise, ce n'est pas la même chose.

Que faire pour créer une école qui n'exclue pas?

Schmidt. - Les enseignants doivent dépister les difficultés le plus tôt possible.

Truan. - Aïe, aïe, aïe! Vous accusez d'incompétence une partie des actuels instituteurs genevois?

Schmidt. - Non! Je dénonce le manque de moyens mis à leur disposition pour traiter correctement les difficultés dépistées. Si, sur vingt élèves, six ont des difficultés de lecture, on les regroupe avec des élèves d'autres classes qui ont les mêmes difficultés et on les fait travailler de manière ciblée. Ça nécessite des moyens plus importants et une réaffectation des ressources disponibles. Les effectifs d'une classe qui n'a pas d'élèves en difficulté pourraient augmenter allégrement.

Jusqu'à 30, 35 élèves?

Schmidt. - Non, si l'on parle en termes d'effectif permanent, mais, dans la semaine, selon les activités, l'effectif doit pouvoir varier.

Truan. - Bonjour le problème d'organisation. Sans compter que les élèves en difficulté que vous allez retirer pour des leçons particulières vont creuser leur lacune dans les autres matières que continuent d'apprendre leurs camarades. Il faudrait que ces cours d'appui et de rattrapage soient donnés le mercredi matin, par exemple. Les instituteurs qui ont gagné cette demi-journée de congé pourraient l'investir à cette fin.

Schmidt. - Cela pourrait se faire à l'aide des prolongements de cycle.

Truan. - Parlons-en! Voilà dix ans qu'on fait de la rénovation et on ne sait toujours pas organiser ces fameux prolongements de cycle. La seule mesure qui marche pour un élève en échec grave, c'est le redoublement même à l'école primaire.

Schmidt. - La plupart des élèves n'ont des difficultés que dans une ou deux matières. Le redoublement est une sanction et une perte de temps.

Truan. - Il ne s'agit évidemment pas de généraliser cette mesure. Par ailleurs nous proposons un test de lecture à la fin de la première primaire. A l'ancienne. Un élève qui ne maîtrise pas la lecture est handicapé pendant toute sa scolarité.

Schmidt. - L'évaluation se fait en continu en fonction du rythme des élèves et à la fin des cycles.

Truan. - Mais vos évaluations ne mesurent que le progrès d'un élève, elle ne certifie pas ses acquis par rapport à une norme commune.

Schmidt. - La loi rétablit les notes. Au surplus, ce n'est pas sa fonction que de définir ce genre de détails.

Truan. - Les notes à la sauce du Conseil d'Etat sont des leurres. Elles ne sont que la traduction en chiffres d'appréciations sanctionnant l'évaluation formative, sans possibilité de calculer une moyenne. En deux mots, Jojo rend un travail comportant 33 fautes après en avoir fait 47 dans l'épreuve précédente. Lulu rend le sien avec 7 fautes après en avoir fait 8. En évaluation formative, Jojo est génial et Lulu pas terrible. Mais enfin, qui est le meilleur?

Schmidt. - En fin de cycle, c'est-à-dire tous les deux ans, vos deux élèves doivent être capables de rendre un travail de même qualité.

Truan. - Et pendant deux ans, on laisse mariner Jojo qui accumule des lacunes et les emporte avec lui dans le cycle suivant, puisque vous refusez le redoublement.

Schmidt. - Mais pas du tout, l'élève est régulièrement informé des progrès qu'il fait ou des lacunes qu'il doit encore combler pour atteindre les objectifs communs.

Truan. - Sauf que, les moyennes ayant été supprimées et l'information étant lacunaire, l'élève et ses parents ne sont pas capables de mesurer l'écart effectif qui le sépare de l'objectif. Ils vivent dans l'illusion et se retrouvent au bout de deux ans devant un examen couperet.

Schmidt. - La moyenne n'a pas de sens pour un élève qui progresse régulièrement. Ses premiers travaux le sanctionnent, alors que c'est sa capacité finale qui est déterminante.

Truan. - L'information qu'on transmet aux parents ne se résume jamais à la seule moyenne. Les dérogations pour passer l'année se fondent précisément sur la progression constatée. Vous le savez bien.

Schmidt. - Les carnets scolaires ne contiennent que la moyenne et pas la série des notes qui la constitue. En outre, la moyenne est une information réductrice. Prenez un élève qui commence l'année en sautant 1,5 mètre et la termine en sautant 1,80 mètre, sa moyenne, de 1,65 mètre, ne correspond pas à sa capacité finale effective. N'est-ce pas le sanctionner injustement par rapport à un élève qui commence l'année en passant 1,65 mais ne progresse pas et termine donc l'année avec la même moyenne?

Truan. - Vous ne m'avez pas écouté. Celui qui progresse bénéficie pratiquement toujours d'une dérogation même si sa moyenne est insuffisante.

Schmidt.- Un élève ne devrait pas être obligé de compter sur une dérogation s'il a atteint les objectifs.

Quelle doit être la marge d'autonomie des écoles?

Truan. - Le plan d'étude actuel prévoit, par exemple, qu'on étudie les verbes en fonction des lectures choisies. Or, comme chaque enseignant choisit des lectures différentes, les verbes ne sont pas appris en même temps. Résultat un élève qui déménage perd du temps ou rate un apprentissage dans cette matière. Le programme et le plan d'étude doivent être le même partout et leur respect contrôlé. Pas d'autonomie sur ce plan.

Schmidt. - Faut-il fixer la liste des verbes à apprendre pour chaque trimestre? Je n'en suis pas convaincu.

Un plan d'étude précis qui se déroule au même rythme dans tous les établissements ne serait-il pas le moyen pour le corps enseignant de reprendre la maîtrise de l'école publique, qui semble prise en otage par les politiques, et de retrouver la confiance des parents?

Schmidt. - Il ne suffit pas d'un plan d'étude. Que fait-on lorsqu'un élève ne parvient pas à suivre le rythme fixé? C'est précisément pour cela, pour ne laisser personne au bord de la route, que la rénovation a été lancée.

(...)

Un débat direct entre l'Arle et la nouvelle association "Former sans exclure" sur les méthodes peut-il déboucher sur une paix scolaire?

Schmidt. - Pourquoi pas? Malheureusement l'initiative sur les notes de l'Arle a pollué le débat en le déportant sur le terrain politique.

Truan. - Nous n'avons aucune obsession sur les notes. Vous êtes le premier à accepter de parler de programmes annuels et de plans d'étude. Nous en prenons acte.